Quand Luc Julia, vice-président mondial de l’innovation chez Samsung, publie L’intelligence artificielle n’existe pas (First, 2019), il se veut un brin provocateur, mais il rappelle que les technologies développées sous ce label n’ont en réalité pas grand-chose à voir avec l’intelligence humaine. Certes, les ordinateurs triomphent au jeu de Go, mais uniquement grâce à leur puissance de calcul, de la même façon qu’une calculette donne des résultats plus rapides que le calcul mental.

Et si les estimations du marché montrent une progression rapide (on passerait de 200 millions d’euros en 2015 à 11 milliards en 2024 au niveau mondial), «pour réfléchir sérieusement aux business models, aux opportunités à saisir et aux questions éthiques qui se posent, il faut commencer par démystifier les discours ambiants», tempère Renaud Champion. Cet ancien entrepreneur, spécialisé en robotique et en nouvelles technologies, est aujourd’hui à la tête des Nouvelles Intelligences (AIM Institute), une branche de l’EM Lyon Business School consacrée à l’intelligence artificielle appliquée au management.

«Il ne faut pas se focaliser sur des développements trop hypothétiques, insiste-t-il. Cela nous empêche de voir ceux qui bouleversent déjà nos écosystèmes.» Lesquels ? Ceux qui permettent déjà de réaliser des tâches automatiques (profilage, contrôle qualité, assistance, accompagnement…) susceptibles de provoquer une redistribution du travail et qui, pour certains, «peuvent naviguer dans un flou juridique et éthique». Zoom sur trois secteurs où se développent ces nouvelles pratiques.

Assistance intelligente

Paroles, paroles, paroles…

L’année dernière, le géant de l’intérim Randstad a recruté un nouveau collaborateur pour répondre en ligne à ses candidats : Randy, c’est son nom, a assuré en six mois plus de 30.000 entretiens… soit un millier chaque jour ! «Les conversations ont duré vingt-trois minutes en moyenne, se réjouit le PDG François Béharel. Aucun consultant ne peut répondre à autant d’appels.» Randy, un chatbot de dernière génération, se nourrit de ces milliers d’expériences pour s’adapter toujours mieux à chaque interlocuteur.

Des machines de ce type officient également dans les services de relation client des distributeurs en ligne, même si elles restent encore trop standardisées pour assurer un contact personnalisé. Des commandes vocales encore trop peu efficaces limitent leur capacité à cerner le langage humain. Nombre de start-up tentent de remédier à ce problème, comme Golem.ai, à Paris : plutôt que de chercher à enseigner aux robots toutes les subtilités de la langue, elle travaille à les spécialiser en leur fournissant des cadres de discussion très précis.

Profilage et big data

Dis-moi ce que tu postes…

L’analyse de masses de données est l’une des grandes forces de l’IA. Dans l’immobilier, par exemple, la plateforme américaine First, fondée en 2016, a développé un logiciel pour cibler les prospects. L’algorithme plonge dans les données que l’internaute a publiées en ligne (posts sur les réseaux sociaux, commentaires, likes, abonnements…) et analyse son comportement par rapport à celui de précédents vendeurs ou acquéreurs. Plus de 700 facteurs sont comparés avec des milliers de profils pour repérer un client potentiel.

Grâce à cette puissance de calcul incomparable, le marché du profiling algorithmique est en plein essor : les start-up de l’immobilier et de la construction ont levé 204 millions d’euros en France en 2019, contre 177 l’année précédente. Et les possibilités du profilage sont multiples. En Californie, l’application Habit, associée avec les bracelets connectés Fitbit, propose aux utilisateurs des programmes sportif et nutritionnel adaptés après avoir évalué leur niveau d’activité physique. Ce qui ne va pas sans poser des questions juridiques et éthiques : la captation et de l’analyse de ces données vont-elles devoir être réglementées ?

Gestion de process

Automatiser pour se recentrer

En France, un bon millier de start-up travaillent sur la gestion des ressources humaines : tri des CV, repérage des talents en interne, remboursements des frais professionnels, organisation des rendez-vous, etc. Leurs solutions, que vous utilisez déjà, font appel à l’IA : quand vous scannez votre note de frais, la machine en extrait les informations et vérifie leur conformité, puis enclenche un virement sans qu’aucun humain n’ait besoin d’intervenir. De jeunes entreprises comme Jenji ou SAP Concur développent ces logiciels, qui vont bientôt s’étendre à la gestion d’autres frais de fonctionnement. Dans les RH, des algorithmes de matching sont de plus en plus utilisés pour dispenser les recruteurs de la première phase de repérage. Comme le profiling, ces systèmes croisent des milliers de données personnelles pour en déduire des objectifs de carrière et d’éventuels besoins de formation. Le recruteur intervient essentiellement en bout de chaîne pour une évaluation plus intuitive. La principale limite de cette automatisation est – pour l’heure – l’incapacité des machines à faire face à une situation radicalement nouvelle.

240 millions d’euros : c’est le chiffre d’affaires que l’intelligence artificielle pourrait représenter en France en 2019, si le marché confirme sa progression de 50% enregistrée l’année dernière. Mais, selon un sondage réalisé en 2018, seul un quart des entreprises françaises s’est lancé dans des projets pour faire entrer l’IA dans ses procédures.
Sources : IDC France, bureau d’études Gartner.